Plus personne ne doute aujourd’hui de la capacité du ministre de l’Économie et des Finances (MEF) à livrer dans les délais un Budget dont le cadre de dépenses, espère-t-il, renforcerait la demande intérieure, pour l’orienter et déterminer « des effets directs et indirects porteurs [..] de croissance et d’emplois ». Croissance et emplois. Des thématiques que le ministre Wilson Laleau lui-même qualifie de sujets « des plus brûlants » aujourd’hui en Haïti. « Car il s’agit en vérité du défi majeur qui se pose à notre génération : générer de la croissance forte équitablement bien répartie et particulièrement riche en emplois durables et décemment bien rémunérés pour satisfaire les besoins de la population en général et de la jeunesse en particulier ».Justement, pendant deux jours – les 24 et 25 mars écoulés – le MEF a animé, en collaboration avec le Ministère de la Planification à l’Hôtel Montana, un séminaire-atelier sur la stratégie de croissance économique. Le système financier haïtien y a été revisité et les opportunités de développement de l’économie haïtienne identifiées. L’objectif principal de l’exercice était de formuler une politique budgétaire « s’inscrivant au centre d’une politique économique plus large qui vise à l’atteinte des objectifs de la Nation, qu’ils soient de long, moyen ou court terme ». Ce séminaire-atelier a permis aux institutions publiques et aux bailleurs de se réunir et discuter sur des sujets concernant l’économie haïtienne et particulièrement du budget 2014-2015. Un comité a été mis en place qui se chargera du suivi de l’exercice, notamment la préparation d’un rapport. C’était aussi l’occasion de « cristalliser un certain nombre d’actions convergentes, dont certaines financières et d’autres du domaine de la décision ou de la réglementation, en faveur de politiques sectorielles conduisant à de réelles avancées en matière de création d’entreprises, de valorisation des actifs de la population en général et plus spécifiquement des acteurs économiques. Le tout malaxé dans un projet de loi de finance que l’on voudrait bien ficelé, bourré de formules à la fois incantatoires, innovantes et surtout contraignantes, car le ministre Wilson Laleau s’attend à de réelles avancées en matière de revenus pour la collectivité par la collecte d’impôts et de taxes. Mais peut-on aujourd’hui s’attendre à de « réelles avancées en matière de revenus par la collecte d’impôts et de taxes », alors que la crise politique à répétition se conforte chaque jour davantage, que nos lacunes en matière de gouvernance, d’infrastructures et d’équipement collectif se creusent au jour le jour et que nos concurrents sur le marché international creusent l’écart entre eux et nous. Autrement dit, attirer aujourd’hui des investisseurs créateurs d’emplois et générateurs d’impôts et de taxes ne relève-t-il pas du miracle… Et s’il faut de surcroit enregistrer la lente mais irrémédiable réduction en peau de chagrin de l’aide internationale, alors que le Venezuela, notre plus grand bailleur, s’essouffle dangereusement à ne pas vouloir vivre selon ses propres moyens .. L’accord PetroCaribe est aujourd’hui en péril, comme chacun sait, menacé par une crise politique aux conséquences gravissimes sur l’économie vénézuélienne et partant, sur son propre avenir et celui de tous les pays signataires. Récemment, le général américain John Kelly avait mis le gouvernement américain en garde contre un flux migratoire massif en provenance d’Haïti, de Cuba et d’autres pays du continent qui résulterait d’une interruption du programme PetroCaribe. »Ces pays ne seraient pas en mesure d’acheter de l’essence au prix du marché si Caracas devait suspendre son approvisionnement en pétrole », avait averti le commandant du US Southern Command le 26 février dernier.«Quand l’économie de ces pays commencera à se détériorer, les immigrants commenceront eux aussi à se déplacer vers nord », avait mis en garde le général devant une Commission des affaires militaires de la Chambre des représentants. Pour le Secrétaire exécutif de la Plateforme de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), l’économiste Camille Chalmers, le Venezuela aurait un contrat avec la Chine qui absorberait une très importante quantité du gaz vendu sur le marché international. Un tel engagement, prévoit-il, se traduirait par une réduction d’environ 40% de la quantité de produits dérivés du pétrole à livrer à Haïti. En ce sens, Haïti devra s’approvisionner des 60% restants ailleurs, à des prix concurrentiels. Dans de telles perspectives, comment renflouer le Fonds PetroCaribe, alors que tout, dans la crise politique – mais également socio-économique – aiguillonne les dirigeants vénézuéliens vers le nécessaire financement de solutions durables aux problèmes internes ? Se pose alors une question, lancinante : où trouver des bailleurs susceptibles de se substituer à PertoCaribe ? Pour dire les choses de façon abrupte, il sera difficile de financer les dépenses publiques sans courir le risque – encore – d’augmenter les impôts et les taxes. L’on se souvient de la déconvenue du ministre Laleau en septembre 2013, lorsque sa tentative d’augmenter l’assiette fiscale – avec ses 50 mesures – pour donner au Budget de l’État « les moyens de sa mission » avait achoppé sur l’intransigeance d’un Sénat de la République, soucieux – en public – de ne pas trop charger des contribuables déjà porteurs de lourds fardeaux, mais surtout – secrètement – motivé par l’opportunité d’exploiter au maximum un momentum inespéré pour se refaire une image de marque. Alors, encore un atelier sur la croissance ? Le ministre de l’Economie se le demande, honnêtement. « N’en a-t-on pas déjà parlé tant de fois, sans d’ailleurs que cette croissance tant attendue ne se manifeste vraiment ? Où est cette croissance à deux chiffres que nous appelons tous de nos vœux et qui seule serait à même de nous sortir de l’état de détresse dans lequel le pays se trouve plongé depuis si longtemps ? » « Nous n’en serions qu’à ce stade, concède-t-il, que je serais le premier à penser que nous allons perdre notre temps. Nous en sommes fort heureusement très loin et le contexte particulier de cet atelier doit nous inspirer ».Nous voila donc « au cœur du levier principal de l’action publique », le budget de la Nation, un projet de loi de finance qui se cherche déjà un financement fiable et viable.Comment concevoir puis mettre en œuvre le Budget de l’Etat, sans pouvoir disposer de ressources nationales et étrangères « destinées à financer des dépenses publiques dénuées de tout lien avec le monde économique et social » ? Comment formuler « une politique budgétaire qui s’inscrive au centre d’une politique économique plus large qui vise à l’atteinte des objectifs de la Nation, qu’ils soient de long, moyen ou court terme » ? Le Premier Ministre et Ministre de la Planification Laurent Lamothe s’est montré assez optimiste en saluant les retombées – avant la lettre – de ce séminaire-atelier « dont les résultats doivent nous permettre d’avancer plus surement et conjointement dans la concrétisation de notre vision ». « Je m’en réjouis », s’est-il exclamé dans un discours lu par Pierre Hérold Étienne, le Directeur Général du Ministère de l’Économie et des Finances, à la cérémonie de clôture de l’exercice. Cette vision, il la définit par la volonté de son Gouvernement à ouvrir la voie pour : -Une société équitable, juste, solidaire et conviviale -Une économie moderne, diversifiée, forte, dynamique, compétitive, ouverte, inclusive et à large base territorial -Une société où les besoins de base sont satisfaits -Un État unitaire, fort, responsable, déconcentré et décentralisé .Bref, tout ce qui nous fait aujourd’hui défaut en Haïti. Pour ce faire, il faut des choix fondamentaux. Ces choix vont « de la création de richesse et d’emplois tout en sauvegardant l’environnement et le développement social, à l’aménagement de pôles régionaux et locaux de développement en passant par un secteur privé national, local et international, agent privilégié, créateur de richesse et d’emplois et l’inclusion sociale sous toutes ses formes, avec un intérêt pour les femmes et les enfants ». Et voilà ! Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Encore une fois, tout ce qui, effectivement, nous fait aujourd’hui défaut en Haïti et que les décideurs rechignent jusqu’à présent à concrétiser. Et pour cause. Et puis, quand bien même que croissance économique il y en aurait, quid de la construction d’un indice de croissance pro-pauvre ? Pour analyser l’impact de la croissance économique sur la pauvreté, nous dit l’économiste Charles-L. Griffoni, il faut décomposer la variation du niveau de pauvreté en deux facteurs : le premier traduisant l’effet de la variation du revenu moyen – le facteur revenu – et le second traduisant l’effet de la modification de la distribution des richesses – le facteur inégalités. De cette façon, explique-t-il, » en appliquant cette décomposition au territoire concerné, on construit un indice de croissance pro-pauvre qui permet d’isoler le biais « inégalités » présent dans le taux de croissance économique ». D’où l’ouverture de perspectives de réduction de la pauvreté par la construction d’un indice de croissance pro-pauvre. L’économiste Griffoni , se faisant, a démontré qu’au Maroc, entre 1985 et 1999, la croissance a été favorable aux pauvres en milieu urbain, mais défavorable à ces derniers en milieu rural. Et de se demander : la croissance est-elle une condition suffisante pour réduire considérablement la pauvreté ? Et de conclure : « si la croissance est une condition nécessaire pour accroître les ressources financières des individus des pays en développement, force est de constater qu’elle ne se diffuse pas toujours à l’ensemble de la population de manière équitable ».On ne peut inclure plus d’une fois Déjà, le gouvernement a à son actif un positionnement contradictoire sur la question qui sème le doute sur ses intentions véritables, un positivement étalé dans le temps, dans l’espace et dans le verbe, qui jette une lumière crue de projecteur sur ses actions. On ne sait pas si les ministres du Gouvernement ne roulent plus en voiture de luxe comme annoncé par Laurent Salvador Lamothe en début d’année, le jour même où il proclamait son « option préférentielle pour les pauvres », mais à la cérémonie de clôture du séminaire-atelier sur la stratégie de croissance économique, le Premier Ministre a cru bon de réaffirmer son crédo pour l’inclusion sociale sous toutes ses formes. Jusque-là, ça va. Mais, dans le même discours, le Premier ministre Laurent Lamothe, n’en finit pas d’identifier ses interlocuteurs préférés et privilégiés : après les pauvres, l’option préférentielle pour les pauvres, puis l’inclusion sociale sous toutes ses formes, c’est au tour du secteur privé national, local et international, de devenir l’agent privilégié. Le hic est que le secteur privé des affaires ou le patronat – faut le nommer correctement – a toujours été l’agent privilégié. On ne peut pas avoir tout à la fois, le pré, l’herbe du pré, la vache, ses mamelles, son lait, la beurrerie et l’argent du beurre, incluant les ressources humaines intermédiaires assurant la réalisation de ces différentes taches. L' »option préférentielle pour les pauvres » – on dit aussi « option prioritaire pour les pauvres » – c’est un pléonasme utilisé à bon escient par les adeptes de « la Théologie de la libération », pour marquer le fait qu’on choisit bien ce qu’on choisit bien, en toute connaissance de cause et que de surcroit, on préfère bien ce choix déjà effectué en faveur des pauvres. Et puis il y eut ce glissement linguistique vers » l’inclusion sociale sous toutes ses formes ». Or, peu importe la diversification proposée des formes, on ne peut inclure plus d’une fois. De l’option préférentielle à l’inclusion, il y a tout un monde, tout un verbe, proche de la démagogie. Alors, le budget pour l’inclusion sociale sous toutes ses formes ? Il n’est que d’attendre. Attendre que le Gouvernement passe des vœux pieux aux actes. Attendre la prise en compte du « facteur inégalités ». Car ils sont plus nombreux qu’on ne le croit ceux et celles qu’on ne peut entrainer à prendre des vessies pour des lanternes. HA/radio Métropole Haïti
Analyse économique : le Budget 2014-2015 prendra-t-il en compte le « facteur inégalités » ?
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