Le rapport du comité présidé par Régis Debray préconisait une « concertation » avec Washington. Dans l’une des versions qu’il a données de son départ précipité, l’ancien président haïtien Jean-Bertrand Aristide a accusé la France de « complicité » dans son « enlèvement politique ». Paris aurait participé au « coup d’Etat moderne » fomenté par les Etats-Unis par mesure de rétorsion, à la suite de sa demande de restitution de la « dette de l’indépendance » évaluée à 21,7 milliards de dollars, a-t-il expliqué à l’un de ses proches, l’écrivain antillais Claude Ribbe. M. Aristide affirme avoir été soumis à des pressions de l’intellectuel Régis Debray et de Véronique Albanel, la sœur de Dominique de Villepin, alors ministre français des affaires étrangères, qui lui auraient demandé, en décembre 2003, de quitter le pouvoir. Les avocats du président déchu ont annoncé qu’ils porteraient plainte pour « complicité d’enlèvement » contre Mme Albanel, contre M. Debray, ainsi que contre l’actuel ambassadeur de France à Port-au-Prince, Thierry Burkard, et contre son prédécesseur, Yves Gaudeul. Après s’être désintéressée de Haïti durant une dizaine d’années, la France y joue à nouveau un rôle important, fournissant, après les Américains, le plus gros contingent de la force multinationale déployée au lendemain du départ de M. Aristide. Après la brouille provoquée par l’Irak, la crise haïtienne a permis d’afficher « la parfaite coordination franco-américaine », soulignée par M. de Villepin. Dans les heures qui ont suivi la démission du président haïtien, le ministre français des affaires étrangères a eu plusieurs contacts téléphoniques avec son homologue américain, Colin Powell, qui ont abouti au choix de la République centrafricaine comme terre d’accueil provisoire. Plusieurs semaines auparavant, les deux hommes avaient évoqué le dossier haïtien lors d’une rencontre à Washington, à la fin d’une tournée latino-américaine de M. de Villepin. Le ministre des affaires étrangères venait de lire, attentivement, le rapport du comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes, présidé par Régis Debray. Sans être directement liée à la campagne sur la « restitution de la dette de l’indépendance » lancée en avril 2003 par Jean-Bertrand Aristide, la formation de ce comité apparaissait néanmoins, vue de Port-au-Prince, comme la réponse française à cette demande, deux mois avant le bicentenaire de l’indépendance de la première république noire, célébré le 1er janvier 2004. D’autant qu’à la notoriété de Régis Debray s’ajoute la présence parmi les experts du comité – au titre de l’association Fraternité universelle – de Véronique Albanel, sœur de Dominique de Villepin et épouse du général de division aérienne Baudoin Albanel. Dans un « avertissement » liminaire, les signataires du rapport annonçaient leur volonté de « transcender la conjoncture politique », dont ils ne pensaient pas qu’elle aurait un dénouement aussi proche. Leur réflexion, qui évoquait « une concertation avec les Etats-Unis dans un esprit d’équilibre et de prévoyance » et « une force de paix à dominante francophone (…) pour répondre à l’appel d’un futur gouvernement de transition confronté à de graves désordres », a préparé le retour de la France dans l’île caraïbe. Prémonitoire, Yves Gaudeul avait annoncé une « tempête » lors de l’un de ses derniers dîners au Manoir des Lauriers, la résidence de l’ambassadeur de France à Port-au-Prince, le 16 septembre 2003. « Au cours des quatre années que j’ai passées ici, j’ai eu l’impression que la communauté internationale préférait trop souvent la perpétuation d’une situation que l’on savait mauvaise, mais plus ou moins sous contrôle », confiait-il quatre jours plus tôt devant la Chambre franco-haïtienne de commerce. POLITIQUE DE L’AUTRUCHE Arrivé des Balkans, M. Gaudeul avait assumé sa mission avec sérieux. « Je me réjouis d’avoir contribué notablement à la mobilisation de la société haïtienne et à la préservation d’un minimum de démocratie et de liberté d’expression en Haïti », disait-il. Les responsables du régime Lavalas l’accusaient d’être le porte-parole de l’opposition anti-Aristide. Paris semblait alors ignorer Haïti, s’abritant, comme Washington, derrière les résolutions de l’Organisation des Etats américains (OEA). Yves Gaudeul avait assisté à l’élection de novembre 2000 qui avait ramené M. Aristide au palais présidentiel. Un scrutin boycotté par l’opposition, contesté par la communauté internationale, et marqué par une très faible participation et par un climat de violence. Après un temps d’hésitation, les « pays amis » avaient opté pour la politique de l’autruche, en acceptant de reconnaître Jean-Bertrand Aristide comme le « président démocratiquement élu », tout en punissant Haïti, le pays le plus pauvre des Amériques, par la suspension de l’aide internationale. Et l’on avait détourné les yeux, malgré les dérives antidémocratiques de plus en plus flagrantes et régulièrement rapportées par l’ambassadeur Gaudeul et par plusieurs de ses homologues. Le Monde , 14 avril 2004
Comment la France a préparé son retour en Haïti (Le Monde)
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