Haïti : L’héritage empoisonné ( L’Express)

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Huit mois après la chute d’Aristide, le gouvernement intérimaire est pris en tenaille entre la rébellion des forces armées dissoutes et les milices de l’ancien régime. Tandis que la violence, la misère et l’impunité plombent le quotidien. « Gaaaaarde à vous ! » Les cinq bidasses en treillis se figent à grand-peine au pied du mât, les yeux fixés sur le drapeau haïtien, dûment plié, qu’un frère d’armes apporte avec les égards dus à une relique vénérée. Bientôt, l’étendard rouge et bleu flotte sur les anciens locaux de Radio Timoun, station désertée au lendemain du départ en exil, le 29 février dernier, du despote élu Jean-Bertrand Aristide. Désormais, à 8 heures tapantes, le détachement de Jacmel (sud-est) sacrifie au rituel du lever des couleurs. Le demi-tour droite manque de souplesse ? Logique : affiché à l’entrée du bâtiment, l’arrêté orchestrant le sabordage des Forces armées d’Haïti (FADH), signé par « Titid » soi-même, date de mars 1995. Et il ne suffit pas de repeindre en jaune, teinte favorite des militaires, les locaux squattés pour effacer une décennie d’inaction forcée. Voilà comment, chaque matin, dans un décor digne du Graham Greene des Comédiens, une armée dissoute rend hommage à l’emblème d’un Etat fictif. La faillite des institutions amplifie le chaos que la tempête tropicale Jeanne laissa dans son sillage à la mi-septembre (près de 3 000 morts). Rançon de la misère chronique et d’une incurie ancestrale, la déforestation a élèvé un cataclysme naturel au rang de tragédie humaine. Tandis que l’impréparation, technique et sanitaire, livrait aux torrents de boue des villageois et des citadins que nul n’a alertés à temps. Enfin, dans une cité – Gonaïves – encline à l’anarchie, l’absence d’autorités locales entrave l’acheminement des secours, tandis que les gangs armés, maîtres de la ville depuis des lustres, pillent et rackettent. La rébellion des militaires démobilisés n’est que l’un des symptômes du naufrage de la « République noire » deux fois centenaire. « La nature, avance le sous-lieutenant Félix Wilso, porte-parole cantonné à Petit Goâve, a horreur du vide. » C’est ici, dans l’enceinte du commissariat, que les insurgés ont établi le « quartier général des FADH ». Ils tiennent aussi, à l’entrée de la ville, un avant-poste, conquis là encore aux dépens de la PNH, la police nationale d’Haïti. Les doléances de cette troupe en jachère ? Le règlement de « dix ans et neuf mois » d’arriérés de soldes et le versement des pensions dues aux vétérans. Moins prosaïques, les meneurs exigent la restauration d’une armée anéantie par « le caprice illégal d’un dictateur ». « Notre boussole, c’est la Constitution », tonne à Jacmel le sergent Prophète Devil. Et de réciter pieusement l’article 263, qui confie conjointement le salut de la République à deux corps distincts, l’armée et la police. Légalisme touchant, pour une soldatesque qui céda si souvent au virus putschiste. « Nous sommes là par la volonté du peuple », jurent les insoumis de Petit Goâve. De fait, les « démobilisés » n’ont guère de mal à supplanter dans les cœurs des flics exécrés, brutaux et corrompus. Et ils cultivent cette aura en se livrant le dimanche à des corvées civiques – curage de caniveaux ou plantation d’arbustes. Il suffit pourtant de suivre une patrouille – un 4 x 4 de la PNH, un pick-up « emprunté » au ministère des Transports – pour nuancer ce tableau idyllique. Bien sûr, le convoi cueille au gré des hameaux traversés des brassées de vivats, mais il essuie parfois un geste hostile ou une raillerie. Soucieux de ménager une cohorte de sans-solde dont le soulèvement armé hâta la chute de la maison « Titid », le gouvernement intérimaire de Gérard Latortue, 69 ans, dont quarante passés à l’étranger, des amphis de Sciences po ou de Harvard aux arcanes de l’ONU, a négocié un accord avec les émissaires des mutins. Compromis bancal, qui escamote l’improbable résurrection des FADH, ébauche un régime d’indemnités et prévoit l’intégration de certains militaires au sein d’unités spéciales de la police. « Alors ça, jamais ! » gronde un sous-officier. Il faut dire que divers accrochages armés, parfois meurtriers, survenus entre les frères ennemis en uniforme, ont aiguisé les rancœurs. Le 7 septembre, à Port-au-Prince, deux militaires sont ainsi tombés sous les balles de policiers d’élite. Un autre front, bien plus périlleux, menace la transition haïtienne : celui que tiennent, dans les enclaves urbaines déshéritées, les « chimères », caïds naguère choyés par Aristide. Le 6 octobre, armés de fusils, de machettes, de pierres et de bouteilles, ces enragés ravageaient le bidonville de Bel-Air. Ils ripostaient ainsi à la descente lancée – enfin – par la PNH et les Casques bleus de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Quitte à singer le « modèle » irakien, au point de baptiser leur campagne de harcèlement « opération Bagdad », les « chimères » décapitaient trois des dix policiers tombés lors des combats, tentant vainement de trancher la tête d’un « espion » abattu à La Saline. Voilà qu’ils menacent désormais d’enlever des Américains pour leur infliger le même sort. A Cité-Soleil, le cloaque le plus peuplé de Port-au-Prince – plus de 400 000 âmes – les nervis d’Aristide font encore la loi. Renaud Muselier en sait quelque chose. Le 30 août, sa visite à l’hôpital Sainte-Catherine prit des allures de Fort Alamo. Assiégé deux heures durant par une bande lourdement armée, le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères sera exfiltré à bord d’un blindé de la Minustah. « Le gouvernement nous avait manqué de respect, argue l’un des assaillants. Ses hôtes ne peuvent fouler ce territoire sans notre permission. » Territoire âprement disputé : au gré des renversements d’alliances, les chefs de gang s’y livrent comme hier une féroce guérilla. Les deux commissariats ? L’un est à l’abandon ; quant aux policiers craintifs affectés à l’autre, ils s’éclipsent dès la tombée du jour. James Petit-Frère, alias Billy, 22 ans, régente le Quartier 19. Déroutant, le discours de cet admirateur de Che Guevara oscille entre la rédemption citoyenne et le défi sanglant. Il peut, dans un même souffle, plaider en faveur de la reconversion des porte-flingues du cru en agents de sécurité publique et menacer d’envoyer ad patres, sur un claquement de doigts, « 10, 20 ou 100 personnes ». Avant de vous glisser que le sous-sol des bas quartiers regorge de pétrole et de gaz… Les « touristes » de l’ONU. Là encore, les atermoiements du nouveau pouvoir ont longtemps conforté l’emprise des « chimères ». Au nom du « dialogue », Gérard Latortue a de fait torpillé, à l’avant-veille de son terme, l’ultimatum exigeant la restitution avant le 15 septembre des armes à feu détenues illégalement. Pis, six jours plus tôt, une première offensive policière avait viré au fiasco à Cité-Soleil. Désarçonnés par la vigueur de la résistance, les commandos de la PNH durent battre en retraite après des heures de combats de rue, couverts dans leur fuite par les Casques bleus. L’effet de ces dérobades fut désastreux. « Un triomphe pour les voyous, grince Antoine, chômeur natif du bidonville. Quand finira donc le règne de la terreur ? Quand lancera-t-on une vraie rafle ? Le racket des petits marchands, les viols impunis : on n’en peut plus. Ici, les gamins sont livrés à eux-mêmes de l’aube au crépuscule, pendant que leurs parents s’échinent pour une misère. Comment s’étonner qu’ils tombent sous la coupe des gangs ? » Tétanisée par la hantise du bain de sang, l’équipe de « technocrates » dépêchée au chevet d’Haïti invoquait jusqu’alors pour sa défense la frilosité de la Minustah, dirigée par un général brésilien. « Des touristes sympas, mais des touristes, tonne un universitaire. Qui connaissent mieux nos plages et nos boîtes de nuit que les ruelles malfamées. » Amorcé le 25 juin dernier, en vertu de la résolution 1542, le déploiement de la Mission onusienne traîne en longueur : moins de 40% des 8 000 hommes annoncés – soldats et policiers – ont, à ce jour, rallié l’ouest de l’île d’Hispaniola. Le scepticisme qu’inspire ici le « machin » new-yorkais n’a rien d’insolite : après le retour au Palais national de Jean-Bertrand Aristide sous escorte américaine, voilà dix ans, 2 milliards de dollars furent engloutis. Qu’en reste-t-il ? Rien, ou peu s’en faut. Crapuleuse ou politique, la violence empoisonne le quotidien. Bref survol du mois de septembre : le 13, le pasteur Jean-Molès Lovinsky Bertomieux, animateur sur Radio Caraïbes de La Manne du matin, meurt assassiné ; le 19, Mario Manigat, le chauffeur de Gérard Latortue, périt à son tour ; le même jour, Raymond Lafontant, chef de cabinet du Premier ministre, survit à une agression ; le 26 au petit matin, on découvre 14 cadavres sur une décharge du quartier Delmas ; le 30, un défilé rageur de fidèles du président détrôné, prélude à l’embrasement d’octobre, dégénère en bataille rangée. Depuis, on a recensé une vingtaine de cadavres. Longtemps sous-estimée au sommet, la capacité de nuisance des réseaux aristidiens demeure considérable. L’argent, les instructions et les armes parviennent au cœur des bastions de Lavalas, la mouvance militante dévouée corps et âme au salésien défroqué. « Nous recevons des messages, assure Billy, le caïd du Quartier 19. D’ailleurs, Titid reviendra. » Désormais, Gérard Latortue avoue craindre pour sa vie. « Et il n’a pas tort, avance un diplomate européen. Le cauchemar absolu pour lui ? Un pacte tacite entre les militaires frondeurs et les casseurs lavalassiens, financé par les barons de la drogue. » Environ 15% de la cocaïne colombienne livrée aux Etats-Unis transite par Haïti. Et si la destitution d’Aristide et de ses sbires, mouillés dans le trafic, a précipité la chute d’officiels corrompus, les cartels misent sur la pagaille pour rebâtir les filières. Bien sûr, l’insécurité dissuade les investisseurs de s’aventurer en Haïti. L’enlèvement, voilà un mois, d’Hervé Lerouge, patron d’une entreprise de BTP, a alourdi le climat. Tout comme l’assassinat, le 24 juin, du directeur d’Air France à Port-au-Prince, Didier Mortet. Exécuteur testamentaire de l’ère Titid, Gérard Latortue regrette-t-il parfois son exil doré de Miami ? Choisi le 10 mars par une « commission de sages », avec l’aval de Washington, le capitaine provisoire du rafiot haïtien, héritier d’une puissante dynastie de Gonaïves, louvoie entre les écueils. S’il loue volontiers son équipage – « Jamais sans doute, confie-t-il, le pays n’a eu des ministres d’une telle qualité » – Latortue aurait bien besoin d’un sextant et de ports d’escale. « Gérard ne connaît plus le pays, concède son ami Guy Poulard, évêque de Jacmel. Et il manque de relais. » Pour l’heure, celui qui fut brièvement ministre des Affaires étrangères voilà un quart de siècle peut se prévaloir d’un vrai succès d’estime : le 1,4 milliard de dollars promis en juillet à Washington par le club des bailleurs de fonds. Reste que ces largesses virtuelles n’illumineront pas de sitôt l’horizon des 8,2 millions d’Haïtiens, dont les deux tiers campent sous le seuil de pauvreté. Jamais la détresse des humbles n’a été aussi palpable. « Je suis harcelé et je n’ai rien à donner, soupire le père Arthur Volel, vétéran de Cité-Soleil. Cette année, des tas d’élèves sèchent les cours faute d’argent et plusieurs écoles ont différé la rentrée. » Les bourdes de Latortue De fait, 1 million d’enfants haïtiens restent en marge du système éducatif, essentiellement privé. « Chaque jeudi, raconte un prêtre de Port-au-Prince, je reçois les indigents à la paroisse. L’an dernier, j’en voyais un ou deux. Depuis trois mois, ils sont 30. Or le produit de la quête dominicale a chuté d’un tiers. Je leur donne donc de quoi boire un café à ma santé. » « Rien ne change, tranche ce couple d’étudiants en comptabilité, croisé sur la plage publique de Cabaret. On finira par tenter l’aventure aux Etats-Unis. » Lui connaît la complainte : sa mère vit à New York et son frère aîné, commerçant, a été abattu par un trio de malfrats. « Un sondage récent, note en écho le sociologue Laënnec Hurbon, montre que 80% des Haïtiens désirent quitter le pays. » Latortue, lui, y revient incarner un paradoxe : voilà un chef de gouvernement en CDD, assurément sincère, affranchi de toute tentation démagogique pour avoir juré de ne briguer aucun mandat lors des scrutins locaux, législatif et présidentiel de l’an prochain, dont tout le monde, du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, au va-nu-pieds des bas quartiers de Port-au-Prince, via les chefs de file du Groupe des 184, forum hétéroclite issu de la société civile, dénonce le manque de fermeté. De fait, il aura fallu attendre le 2 octobre pour que la police interpelle quatre parlementaires suspectés de connivence avec les boutefeux aristidiens. Le procès en déception a bien sûr quelque chose d’injuste. Comment un exilé dépourvu de toute légitimité élective pourrait-il réussir en six mois là où tous les gouvernants, sortis des urnes ou des casernes, ont échoué ? Il n’empêche. Le nouveau venu a commis quelques bourdes retentissantes. Fallait-il vraiment, le 20 mars, parader à Gonaïves au côté de Jean Tatoune, naguère condamné à perpétuité pour son rôle dans un massacre de civils du quartier rebelle de Raboteau, perpétré en 1994 ? Etait-il indispensable d’élever Louis-Jodel Chamblain, l’un des meneurs de l’insurrection fatale à Aristide, à la dignité de « combattant de la liberté » ? Impliqué dans trois affaires de meurtre, le dénommé Chamblain, ancien sergent, fut l’un des cerveaux du Front pour l’avancement et le progrès en Haïti (Fraph), milice de tueurs hier à la botte de la junte du général Raoul Cédras. Et son acquittement, à la mi-août, lors du procès-mascarade des assassins présumés d’Antoine Izméry, ami et bienfaiteur de Titid, éclaire d’une lumière crue la débâcle du système judiciaire haïtien. « Verdict politique arrêté lors d’une réunion antérieure à l’audience, en présence du ministre de la Justice Bernard Gousse », accusent les militants des droits de l’homme. « Archifaux ! » rétorque ce dernier, « mortifié » par un tel soupçon. « La procédure impose de rejuger un citoyen condamné par contumace – tel était le cas de Chamblain – sans modifier une virgule du dossier d’instruction, si maigre soit-il. » Dont acte. Mais, dans ce cas, pourquoi le parquet s’est-il abstenu de faire appel ? De même, le ministre admet que l’intéressé jouit en prison d’un traitement de faveur, recevant familiers et journalistes ; par ailleurs, il confirme qu’une poignée de criminels pourraient se voir blanchis pour services rendus à la nation. « Moniteur des droits humains » dans le secteur de Jacmel, Pierre-Paul Jetho discerne un léger mieux. « Côté autorités, précise-t-il, plus de violation systématique de la loi, même si on attend toujours une véritable purge, une rupture claire avec le système d’hier. Mais, à l’échelon local, rien n’a bougé. Certains villages restent soumis aux oukases des « chimères ». Les policiers manquent de tout. Les prévenus échouent dans la cellule du commissariat. Parfois, le greffier émet lui-même le mandat de dépôt. Souvent, les paysans doivent acheter leur liberté. Au tribunal, les dossiers s’enlisent, jusqu’à la transaction bricolée entre avocats, moyennant finances. Et la justice populaire sévit toujours. A Cap-Rouge, récemment, un voleur de bétail a succombé sous les coups de gourdin et de machette. » Haïti, un pays en piètre Etat. Police, justice, éducation : le règne d’Aristide aura achevé d’avilir les valeurs de droit et d’intérêt général, déjà sapées par la cupidité aveugle des nantis. Dans la rade de Jacmel, Jean Petit, sculpteur désœuvré, traîne son ennui non loin d’une épave rongée par la rouille. « Les Haïtiens refusent d’admettre que le mal est en eux. La loi, ici, c’est chacun pour soi. » Le jour, Jean moule des masques que personne n’achète ; la nuit venue, il mendie sa pitance avec la gaucherie des débutants. Vincent Hugeux, L’Express, 27 décembre 2004.

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