Le parrain Aristide ( Editorial Le Monde )

LE TEMPS n’est plus aux interrogations mais, hélas, aux certitudes. Les faits sont têtus, qui s’accumulent, les uns après les autres, pour accuser l’ancien pasteur des pauvres, le Père Aristide, de s’être bel et bien transformé en « parrain » de la drogue. Un de ses anciens complices a expliqué, devant un tribunal américain, qu’il avait versé 500 000 dollars par mois à celui qu’il traitait de « compadre » pour que la police haïtienne le laisse tranquille. Celui qui avait choisi de baptiser son parti « Famille » Lavalas ne pouvait ignorer le sens de ce terme. Il ne pouvait ignorer qu’il avait été élu sur son image de curé des pauvres, sur l’enthousiasme qu’il avait suscité dans les bidonvilles après des lustres de dictature et de putschs sanglants. C’est ce petit peuple que « Titid » a oublié au lieu de l’aider à sortir de sa misère ancestrale. Au point que certains ont accueilli en libérateurs les tortionnaires d’hier. Ce sont ces informations, ces dossiers que les services américains de la lutte antidrogue ont compilés, qui pourraient expliquer la relative discrétion du président déchu, après ses dénonciations volubiles des premiers jours. Certes, il a déposé une plainte pour « enlèvement » contre des responsables français – en premier lieu Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères et qui aurait dû se trouver à Port-au-Prince jeudi 1er avril – mais il a baissé le ton en ce qui concerne Washington. Les crimes des uns ne sauraient toutefois dissimuler ceux des autres. Il est de notoriété publique qu’un des chefs de la rébellion qui a contribué à chasser du pouvoir Aristide, Guy Philippe, n’était pas seulement un ancien tortionnaire, mais probablement aussi un narco-trafiquant. Et que l’île n’est pas le seul tremplin des cartels de Cali et de Medellin vers le marché américain et vers celui, en expansion, de l’Europe. Dans le cas d’Artistide, les Etats-Unis ont longtemps fermé les yeux, ménageant celui qui était devenu leur homme à Port-au-Prince. Les producteurs de drogue savent bien qu’un Etat en faillite, un pays en décomposition, est une proie idéale pour leur logistique de mort. Il importe donc de sortir Haïti de son cycle infernal de misère et de répression. Pour cela, les pays protecteurs – Etats-Unis et France en tête – ne peuvent plus se contenter d’un saupoudrage de bons sentiments et de menue monnaie. L’envoyé sur place des Nations unies, Reginald Dumas, vient de les rappeler à leur devoir en affirmant que la situation dans l’île exigeait un engagement de vingt ans, mais aussi que les promesses d’aide d’urgence n’avaient été honorées qu’à 25 %. Mais la diplomatie de Michel Barnier sera-t-elle aussi volontariste en Haïti que celle du bouillant Dominique de Villepin ? Et George W. Bush, en plein milieu d’une difficile campagne électorale et déjà embarrassé par le conflit irakien, est-il prêt à s’engager à long terme, ou bien, comme le craint le Washington Post, préférera-t-il mettre en veilleuse le dossier haïtien ? D’autant que la priorité des Etats-Unis est moins de lutter contre la drogue que contre l’immigration illégale en provenance d’Haïti. ( Editorial du quotidien Le Monde, 2 avril 2004)

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