Les Chimères entretiennent un climat de terreur à Port-au-Prince ( Le Figaro)

DANS LA CAPITALE ET SA BAIE, LES IRRÉDUCTIBLES DE L’ANCIEN DIRIGEANT DÉFIENT LES TROUPES DE L’ONU « Inscrit le nom de ton enfant sur ses pieds car il peut perdre la tête. » Le conseil lancé par les Chimères, ces bandes armées liées au clan d’Aristide sème l’effroi dans la baie de Port-au-Prince. Amplifié par la rumeur, il participe à un climat de terreur savamment orchestré par les partisans du président déchu depuis le déclenchement fin septembre de l’« opération Bagdad ». En deux mois et demi, seuls quelques policiers ont eu effectivement la tête tranchée. Mais ces décapitations à la machette, qui ont plus à voir avec les coutumes macabres des paysans de l’île d’Hispanolia qu’avec le rituel des vidéos djihadistes, entretiennent la psychose. Rebaptisés les « Rats-à-kaka », les irréductibles de l’ancien régime occupent le « béton » – le pavé créole – pour exiger le départ du gouvernement de transition et le retour de leur idole. Raids contre les écoles, fusillades dans les rues commerçantes, exécutions sommaires. Venus des quartiers populaires de la Saline, de Bel Air et Cité-Soleil, des commandos circulant à bord de pick-up ouvrent le feu pour faire « chanter » les armes. Les assaillants rançonnent les passants puis en vertu d’un scénario immuable disparaissent avant l’arrivée des forces de police. Manipulés par Aristide, les gangs le sont aussi par les parrains de la drogue. Politique et criminalité se croisent, s’entremêlent pour amplifier une vague de violence qui a déjà causé plus de 200 morts. En fin de la journée, les rues du quartier chaud de Poste Marchand dans la ville basse se vident en quelques minutes. Le pistolet glissé dans la ceinture, des jeunes gens déambulent par petits groupes sur l’avenue Poupard encombrée par des carcasses de voitures calcinées. Ils sont les maîtres des lieux. Petit caïd issu de Bel Air, Fanfan Johnson brandit avec nervosité son calibre. « C’est mon meilleur ami », dit-il. Coiffé à la rasta, il règne sur un territoire limité, semble-t-il, à deux pâtés de maison. Des gamins, ses « disciples » l’entourent. Il tient en créole des propos où il est question de comptes à régler avec les voyous du coin et d’honneur à défendre. Bâties à flanc de colline, de minuscules masures abritent des familles trop nombreuses pour dormir en même temps dans la pièce unique servant de cuisine, de salon et de chambre. Pas d’eau, un peu d’électricité piratée, pas d’assainissement. Mais des « bases », les groupes de chimère. L’immense bidonville de Bel Air en compterait près d’une centaine, Cité-Soleil quelque 140 pour 40 000 habitants. Chaque clique à son chef affublé d’un sobriquet digne des temps de la flibuste : il y a Sony l’assassin, Ligas Cimetière, de Rach-minguettes Arrache-Mains ou Harold Basile alias « Une balle dans la tête ». Principal fauteur de troubles de l’« opération Bagdad », l’implacable Emmanuel dread Wilme est insaisissable. Quant à son comparse, Mac Kenzie, il vient de tomber avec cinq de ses lieutenants sous les balles de La Bannière, un ancien fidèle parmi les fidèles d’Aristide qui aurait basculé du côté du nouveau pouvoir. Reste que les défections sont plutôt rares malgré les efforts des agents du programme « Désarmement-Démobilisation-Réintégration » de la Minustah. « On peut les calmer avec de l’argent mais s’ils disparaissent, d’autres bandes apparaîtront. Les chimères d’aujourd’hui porteront d’autres noms demain quand un autre secteur politique les récupérera. Rien ne changera tant que les quartiers croupiront dans la boue, les immondices et les ordures », prévient un prêtre. « Les gens n’en peuvent plus du chaos, ils ont perdu espoir. L’insécurité vient de cet accablement », ajoute-t-il. Sur les hauteurs, dans les beaux quartiers décatis de Pétionville, règne le même sentiment de détresse. « J’ai vécu en exil après le coup d’État des militaires en 1991. Sous « Titid » (Aristide), je n’ai pas cessé de dénoncer les dérives du régime. En février, au lendemain de son départ, j’étais soulagé. Et voilà que ça recommence comme avant, comme toujours », constate Marie-Yolène Gilles, une responsable des droits humains. Haïti n’aura connu en fait qu’un court répit après le départ d’Aristide, le temps pour les gangs de se réorganiser. Dépêchés sur place dans l’urgence, les troupes américaines et françaises ont quitté le pays fin mai avec l’illusion d’avoir rétabli l’ordre. La Minustah, une force internationale des Nations unies a pris le relais avec un contingent à majorité sud-américaine. Tout semblait alors aller pour le mieux : Ronaldo en tête, les stars du football carioca étaient même venues en août jouer à Port-au-Prince. Mais la tempête a balayé la torpeur tropicale Débordée, la Minustah est accusée de passivité et de manque de pugnacité. Et jusqu’à présent les soldats de la Mission de stabilisation des Nations unies – la Minustah – évitent de s’aventurer à l’intérieur des bidonvilles dans le dédale des ruelles qui ne mènent nulle part. Classés dans la catégorie « aimables touristes » par une population en quête de protecteurs, les Casques bleus ont vu leur réputation invalidée par le kidnapping de onze Argentins qui se rendaient sur une plage. Dévalisés par les Chimères, les braves soldats de la paix ont été relâchés en caleçon dans le bastion de Cité-Soleil. Critiqués, les membres de la Minustah se disculpent en montrant du doigt les forces de sécurité haïtienne. « Nous devons composer avec une police corrompue. Lors des interventions conjointes nous interdisons aux policiers d’être munis de téléphone portable pour les empêcher de prévenir les criminels », justifie un membre de la Minustah. Reste que la communauté internationale semble avoir sous-estimé les soutiens dont bénéficie toujours Jean-Baptiste Aristide. Réfugié en Afrique du Sud, l’ancien prêtre défroqué ne cesse d’attiser les braises. En contact régulier avec ses sbires, il donne ses ordres par téléphone ou via Internet, pousse les Chimères à monter des attaques selon un calendrier et des objectifs précis, finance avec son pactole la guérilla urbaine. Un proche de l’ancien ministre de l’Intérieur d’Aristide a été récemment intercepté avec une valise contenant 800 000 dollars tandis que des passeurs continuent de transiter par la partie dominicaine de l’île. Dans la capitale, la violence est relayée par des dignitaires de Famni Lavalas, le mouvement pro-Aristide. « Il s’agit d’actes d’autodéfense qui s’inscrivent en réaction contre la chasse aux sorcières lancées contre les militants de la famille Lavalas. Les éléments de Bel Air et de Cité Soleil passent à l’action car ils figurent sur des listes noires du pouvoir », rectifie Ronald Saint Jean, un proche de Jean-Marie Samedy dit « tolérance-zéro », un activiste arrêté au début des troubles en octobre. Rencontrés discrètement dans un hôtel, deux autres militants Lavalas affirment être passés à la clandestinité pour échapper à une arrestation certaine. Le duo issu du quartier du Bosco refuse de condamner les Chimères. « Nous réclamons le retour d’Aristide et une amnistie générale pour les prisonniers politiques », déclarent-ils. Poursuivis officiellement pour des crimes de droit commun, un nombre indéterminé de lavalistes sont détenus sans jugement. Dans le même temps, des notables de l’ancien régime commencent à prendre leur distance avec le président déchu. « La violence est néfaste à l’image d’Aristide. Elle le discrédite. Il serait stupide et peu lucide de sa part de l’encourager. S’il le fait il joue contre lui », affirme le sénateur Gérald Gilles. Encouragés par les Américains et les Canadiens, les modérés de Famni Lavalas pourraient intégrer le jeu politique et se présenter aux prochaines élections de décembre 2005. Mais d’ici là, les extrémistes feront tout pour empêcher les échéances de se tenir comme prévu. Thierry Oberlé,Le Figaro, 21 décembre 2004.

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