Les narcotrafiquants font main basse sur Haïti (Le Figaro)

Neuf mois après le départ du pouvoir du président Jean-Bertrand Aristide, le 29 février dernier, sous la pression conjuguée de la communauté internationale et d’une insurrection armée, le pays reste sur le fil de l’instabilité. Ce week-end, un chef rebelle, Remissainthes Ravix, a appelé ses partisans, d’anciens soldats ayant contribué au renversement de l’ex-président, à organiser une guérilla dans tout le pays contre l’actuel gouvernement intérimaire. La veille, les troupes de l’ONU avaient lancé une opération pour déloger une cinquantaine de rebelles de l’ancienne résidence d’Aristide à Port-au-Prince, dont ils s’étaient emparés deux jours plus tôt pour y établir leur quartier général. Comment stopper la dérive d’une île pillée sans vergogne par des prédateurs et livrée, en dépit des changements politiques, aux narcotrafiquants ? Neuf mois après le départ du président déchu, Jean-Bertrand Aristide, parti après avoir raclé le fond des caisses d’un État en perdition, le gouvernement transitoire de Gérard Latortue ne parvient pas à résoudre l’équation. Rentré en Haïti après un exil de quarante ans, le professeur de Harvard semble paralysé. Intronisée avec la bénédiction de Washington, son équipe de technocrates ne trouve pas la formule-miracle qui relancerait la machine économique. Les nouveaux décideurs ne manquent pourtant pas de bonne volonté. Ils planchent dans des séminaires, se concertent avec leurs partenaires internationaux, dissertent dans les salons des grands hôtels de la capitale sur les grands sujets. « La moralité est un mot qui a disparu du vocabulaire haïtien », reconnaissent les participants à un colloque sur les stratégies à mettre en oeuvre pour lutter contre la corruption. C’est qu’Haïti vient de décrocher, au palmarès annuel de Transparency International, l’une des dernières places des nations les plus pourries du monde. « Chez nous les non corrompus sont l’exception », note avec lucidité le ministre de l’Économie et des Finances Henry Bazin, pas vraiment surpris par ces résultats pitoyables. Son objectif : « Descendre un peu les marches du podium. » Difficile d’être ambitieux, lorsque la mission créée voilà plusieurs mois pour lutter contre le fléau n’a pas de local. Dépendante de ses importations, l’île perd pourtant la moitié de ses revenus fiscaux pour cause de fraude. Soit 200 millions de dollars par an. Difficile aussi de bousculer les moeurs d’une société déréglée, où les douaniers sont des voleurs, les hauts responsables policiers des truands et les magistrats se vendent au plus offrant. D’autant plus que le mauvais exemple vient d’en haut. Soupçonné par la justice américaine d’être impliqué dans le trafic de cocaïne entre la Colombie et les États-Unis, Aristide a détourné entre 1994 et 2004 plusieurs centaines de millions de dollars du budget haïtien. À une moindre échelle, le vertueux Gérard Latortue doit, à son tour, faire face à des critiques. Il lui est reproché de conserver dans son entourage son neveu, Youri Latortue, un personnage surnommé « Monsieur 30% » en raison du pourcentage qu’il exige en rétribution de passe-droits. Inquiet, non sans raison, pour sa propre sécurité, le premier ministre verse 20 000 € par mois à cet ancien policier impliqué dans divers scandales pour l’« organisation d’un service d’intelligence ». Pour garantir le calme à l’extérieur de la capitale, le gouvernement de transition doit également pactiser avec les militaires démobilisés et les paramilitaires souvent mêlés à des affaires de drogue et qui contrôlent des villes de province. Engagés dans la lutte armée contre Aristide, plusieurs d’entre eux sont accusés de meurtres. Mais la déconfiture des institutions leur permet d’occuper le terrain. « Nos gars travaillent maintenant comme agents d’information de la mairie de Gonaïves », explique placidement Etienne Winter, ex-porte-parole de l’Armée cannibale qui administre aujourd’hui le port de Gonaïves. Devenu la norme, le « déchouquage » (la destruction en créole) de l’autorité de l’État est une aubaine pour les narcotrafiquants. Après avoir composé avec les politiciens de la famille Lavalas, le mouvement qui servait de relais au président Aristide, ils poursuivent leur business avec d’autres complicités. La drogue entre par bateau par le Nord, traverse l’île et repart par la mer vers la Floride. Chef de l’Unité centrale du renseignement financier (UCRF), Jean Yves Noël admet l’existence d’un « narco-État ». « Nous avons engagé des investigations sur 183 personnes soupçonnées de blanchiment et d’infractions diverses. Comment expliquer que des gens qui n’ont jamais travaillé ou occupent des postes de fonctionnaires roulent dans des voitures à 100 000 dollars et construisent des résidences de plusieurs centaines de milliers de dollars. » « Le pays est en chute depuis un demi-siècle. Il est gouverné à l’envers. Aristide avait l’appui de tout le monde et il a fait comme les autres. Il laisse derrière lui un terrible sentiment de frustration, qui pousse à des conduites de destruction et d’appropriation », résume Jean Claude Bajeux, le directeur du Centre oecuménique des droits humains. « On a réussi à se débarrasser de lui mais après neuf mois de transition le mécontentement est général. Le gouvernement ne gouverne pas, il n’a pas de base sociale et se montre incapable de mobiliser les énergies », poursuit cet intellectuel lucide. L’inexorable descente aux enfers de l’ancienne « perle des Caraïbes » incite les bailleurs de fonds internationaux à la défiance. Ils ont en souvenir les milliards engloutis, année après année, depuis le depart de Jean-Claude Duvalier en 1986. Jusqu’à ce jour, le gouvernement de transition attend toujours le 1,4 milliard promis en juillet à Washington par la communauté internationale. La somme devait servir au lancement de grands projets d’infrastructure et fournir plus de 100 000 emplois. Mais, en dépit de la situation d’extrême urgence, les versements sont conditionnels et ils ne devraient pas être décaissés avant plusieurs mois. « Une combinaison perverse est à l’oeuvre : il y a d’un côté une difficulté haïtienne à établir les priorités et à conduire des projets et de l’autre côté une bureaucratie multilatérale qui prend son temps pour approuver les décaissements. Il suffirait pourtant de quelques centaines de millions de dollars pour commencer à changer la vie dans ce pays », commente le Chilien Juan Gabriel Valdes, le haut représentant des Nations unies en Haïti. « Le futur de ce pays va se jouer l’an prochain, mais quoi qu’il arrive il ne se redressera pas en quelques mois », prévient-il. Thierry Oberlé, Le Figaro, 21 décembre 2004.

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